CHRONIQUE DE PRISONS 03

CÔTOYER LE MALHEUR ORDINAIRE

Le monsieur que je viens de faire appeler par la surveillante fait probablement partie de ces gens que je ne peux guère aider. Si j’en crois la fiche de liaison établie par la CPIP 1 qui l’a vu lors de son incarcération, il est jeune, originaire du Maghreb, il n’a aucun document d’identité disponible à la fouille, se présente comme célibataire et a une peine de prison de moins de six mois.

Il arrive rapidement à l’entretien. Il a bien le physique banal correspondant à l’image que je me faisais à la lecture de la fiche. Il parle suffisamment bien le français pour comprendre quand je lui explique qu’il ne doit pas hésiter à me faire répéter.

Sans trouver de pistes

Il est arrivé en France depuis à peine un an. Toute sa famille est au pays. Il dit « au bled » alors même qu’ils habitent une grande ville. Il a bien été à l’école mais n’a aucune formation professionnelle. Il n’arrivait pas à trouver du boulot pour arriver à être autonome. Ce qui me rappelle la jolie expression d’une personne rom rencontrée il y a quelque temps : « Pas de boulot, pas d’argent, je dois vivre chez papa maman » et il rajoutait : « je ne suis pas un homme… Puisque je ne peux pas fonder une famille ». Mais je l’avais rencontré à plusieurs reprises et cet aveu personnel était venu après que nous ayons fait plus ample connaissance. Le jeune d’aujourd’hui est moins expansif.

Je lui explique donc que je vais commencer par voir avec lui si on peut trouver un quelconque « motif » sur la base duquel on pourrait déposer une demande de régularisation. Mais il est arrivé depuis peu, il était majeur lorsqu’il a mis le pied en France ; il n’a ni compagne ni enfant. Bien sûr il travaille : il donne un coup de main sur les marchés et il lui arrive de faire le « plaquiste » ; il connaît bien le nom, mais en fait son travail consiste à monter les plaques dans les étages lors de rénovations. Pour aucun de ces boulots, il n’a été déclaré et il ne pense pas que ceux qui l’embauchent accepteraient de lui proposer un contrat de travail effectif. Il n’est pas malade. En quelques minutes, nous avons ainsi fait le tour des différentes situations qui permettraient d’envisager le dépôt d’une demande de titre de séjour. Sans trouver de pistes.

Il a bien entendu parler de « réfugié », mais il ne sait pas ce que cela veut dire dans les faits. Il n’a pas eu d’activités politiques ou syndicales au pays, il n’est pas discriminé pour des raisons de sexe ou d’origine. Il comprend assez bien la question puisqu’il précise qu’il se sent « discriminé par manque de sous ». La région où vit sa famille n’est pas considérée comme une zone de guerre. Et il m’explique n’avoir jamais eu affaire à la police au pays.

Le spectre de l’OQTF

C’est dans un squat où il vivait depuis peu qu’il a été arrêté. Il dit ne pas avoir été mêlé aux affaires qui ont provoqué cette descente de police, mais a quand même été condamné. Il a compris que le juge a parlé d’occupation illicite, mais tout cela s’est passé très rapidement le lendemain de son arrestation par la police et il n’a pas tout compris. Il est cependant certain que le juge n’a pas dit « interdiction du territoire » et c’est probable, sinon une telle peine complémentaire serait portée sur la fiche de liaison. Je lui explique donc que ce n’est pas parce que le juge n’a pas mis de mesure d’expulsion qu’il pourra rester en France à la sortie de prison. 

Il est maghrébin et comprend tout à fait que, à côté du juge judiciaire, il y a aussi la police et le préfet et qu’ils peuvent vouloir l’expulser. Je lui explique ce qu’il faut faire si la police vient lui notifier une OQTF1 en prison : ce n’est pas la peine d’essayer de discuter avec les policier·e·s lorsqu’ils et elles viennent remettre l’OQTF, la seule discussion efficace se passe devant le juge. Je lui explique donc comment faire pour déposer un « recours ». La principale difficulté réside dans le fait que, en principe, pour ce faire, il convient d’avoir le texte de la décision en question. 

Quand les policier·er·s viennent notifier ladite décision en prison, bien souvent, ils et elles ne la donnent à la personne détenue que si celle-ci signe le PV de notification. Il faut donc bien comprendre que signer ce papier ne signifie pas que l’on est d’accord avec la décision en question. Pour un peu que la personne détenue ne maîtrise pas totalement la langue française, et notamment sa pratique en matières juridiques, la subtilité de cette distinction lui échappe bien souvent. Je prends donc le temps de tenter de lui expliquer la différence entre le PV de notification, qu’il peut signer, et la décision d’OQTF proprement dite, qu’il doit contester pour pouvoir en discuter effectivement. Mon interlocuteur d’aujourd’hui sait suffisamment lire et écrire pour le faire.

Il a entendu parler du CRA1 . Et notamment de celui de « Saint Exupéry ». Il n’a bien sûr aucune envie d’y être amené à sa sortie de prison. Même s’il dit ne pas l’avoir, il est tout à fait intéressé quand je lui explique que la présentation d’un passeport, même sans visa, est un moyen d’éviter le placement en CRA ou au moins d’en raccourcir la durée.

De tout cela, nous avons discuté environ une demi-heure

Pour tout cela, nous avons discuté environ une demi-heure. Je lui explique qu’il n’a qu’à dire qu’il veut « voir La Cimade » et je reviendrai le voir s’il le souhaite ou s’il a besoin d’une nouvelle explication. Au moment de partir, il me remercie chaleureusement et me tend la main. Il affirme qu’il dira aux autres détenus de venir nous voir s’ils veulent des explications.

Je note sur la fiche de liaison que je remettrai à la CPIP lui avoir donné des explications sur le comportement à adopter en cas de passage de la police pour lui remettre une OQTF. Je note encore n’avoir pas trouvé de motif pour une éventuelle régularisation.

La fiche que j’ai établie pour mon usage personnel tient en quelques lignes sur le haut d’une feuille blanche. En revenant chez moi, je lui donnerai un numéro d’ordre de manière à la retrouver en cas de besoin. Je la reprendrai en début d’année prochaine quand il s’agira de collationner les informations pour établir nos statistiques d’interventions en prison.

Sans être un spécialiste des techniques statistiques, l’établissement et le commentaire de tableaux statistiques fait partie des compétences dont j’ai eu l’usage dans ma profession. Chaque année, je m’astreins donc à tenter de faire une petite analyse des données que nous collectons sur les interventions en prison dans la région. Ces analyses viennent confirmer que ce genre de situations ressort bien d’un type statistique prédominant. C’est en quelque sorte la banalité du monde en prison. Rien d’extraordinaire : c’est une personne immigrée de fraiche date tout à fait ordinaire, il s’est trouvé confronté aux problèmes ordinaires de trouver du travail et de se loger et y a fait face avec les moyens habituels. Le délit pour lequel il est poursuivi est bien constitué, et ses contestations ne sont pas évidemment probantes ; l’incarcération, pour un étranger délinquant en situation irrégulière et ne présentant aucun papier, arrêté dans un squat, est une pratique banale de la part des juges.

Comment reconnaître cette banalité et ne pas s’y résoudre ?

La première clef de compréhension est la mise en question du discours justificatif habituel sur la prison. Y a-t-il un « sens de la peine » ou, du moins, la situation que vit ce monsieur l’amène-t-elle à envisager un changement ? Il dit ne pas comprendre ce qui lui est reproché au-delà du seul fait d’avoir été logé dans un squat… pour lequel il payait un « loyer ». Admettons même qu’il y ait de sa part un peu de roublardise, ou tout simplement de prudence : face à la police, il a nié avoir participé au délit et il ne déroge pas de cette ligne de défense devant un inconnu sous prétexte que celui-ci déclare qu’il est là pour tenter de l’aider. Malgré cette réserve, je reste convaincu que le délit n’était pas d’une gravité exceptionnelle et que la mise en cause de l’ordre public était tout à fait minime. De fait, on peut tout à fait penser que son incarcération est plus liée à l’absence de papiers qu’au délit lui-même.

Paradoxalement, je constate qu’il est assez rare que les personnes détenues que nous côtoyons contestent vigoureusement l’emprisonnement qu’ils subissent. Comme si, avant même qu’elles en soient à la récidive, elles avaient parfaitement conscience que le risque d’aller en prison fait partie de l’ordre des choses pour les gens comme elles. De même qu’il sait que, s’il rentre au pays sous contrainte, il aura affaire à la police et se retrouvera peut-être en prison. Il connaît et reconnaît la place qui lui est assignée : il fait partie de ceux pour qui le passage par l’emprisonnement est une banale éventualité. Et pour une part, ils savent que c’est au moins autant pour ce qu’ils sont que pour ce qu’ils font.

Dans une telle perspective, tout se passe comme si personne n’attendait rien de l’incarcération, si ce n’est que l’individu est sous contrôle de l’administration française, justice et police alliées. Rien ne va se passer durant les quelques mois où il est enfermé. Il est même probable que ce temps ne sera pas mis à profit par la préfecture pour préparer l’expulsion. Pas plus qu’il n’y aura de formation. L’incarcération est donc un temps vide, du moins si l’on se place du point de vue des autorités. Par contre, il va pouvoir faire connaissance de quelques délinquants plus aguerris qui vont lui faire profiter de leur expérience pour savoir comment vivre en prison, et éventuellement faire des connaissances qui pourraient s’avérer utiles si jamais il reste en France à l’issue de la peine.

Au cours de chaque entretien, je prends des notes à la volée sur une feuille blanche. Il m’arrive souvent d’expliquer à mon interlocuteur que ces notes sont strictement personnelles et que personne d’autre que moi n’y a accès. La pile de fiches ainsi remplies comprend un peu moins de deux mille noms. Pour un peu plus de la moitié de ces fiches, j’ai noté qu’il n’y a rien à faire, au sens où aucune démarche administrative ou judiciaire ne paraît opportune. Cette « inefficacité » a d’ailleurs parfois rebuté des candidat·e·s à l’intervention en prison. Celles et ceux qui continuent savent, comme moi, qu’une bonne part de notre rôle consiste seulement à être présent·e et écouter.

Maison d’Arrêt de Lyon Corbase

Ouverte en 2009, dans la banlieue de l’agglomération lyonnaise, la maison d’arrêt de Lyon-Corbas est de bonne taille sans être exceptionnelle : conçue pour 700 personnes détenues, elle en héberge plus de mille au 1er janvier 2024 ; conçue pour fonctionner avec un peu plus de 300 surveillant·e·s, il n’y en a le plus souvent que 250 présent·e·s. En moyenne, les personnes détenues n’y passent qu’un peu plus de six mois. La Cimade y intervient chaque semaine depuis l’ouverture de l’établissement.

Voilà quinze ans que j’interviens pour La Cimade en prison. Et donc depuis ce temps moins quelques mois, je suis passé chaque semaine à Corbas. De plus, et chaque fois sur une durée d’au moins un an, je me suis également rendu, à un rythme moins soutenu, dans cinq autres établissements de la région.

C’est la plus ordinaire de nos rencontres en prison, de celles qui ne laissent pas vraiment de souvenirs. Il subit une courte peine, il est arrivé depuis peu d’un pays maghrébin, il est « sans papiers », non « régularisable » et nous ne le verrons qu’une seule fois. J’ai donc choisi de le laisser anonyme et de suggérer les interrogations que cela fait sourdre, sans les approfondir.

Jean Saglio est intervenu de 2009 à 2024, principalement à Lyon Corbas mais aussi dans différents établissements de la région Rhône Alpes.