CHRONIQUE DE PRISONS 01
HISTOIRE D’UNE CONSCIENCE RENCONTRE AVEC NOAM.
Quand j‘ai rencontré Noam, pour la première fois, il avait 30 ans. Il est bientôt libéré, à 36 ans, en 2024. Incarcéré en 2016, condamné en 2018 à 12 ans de détention, il est alors arrivé à Argentan. Nous nous serons vus plusieurs fois par an pendant ces six années. Avec lui, c’est l’histoire d’un accompagnement au long cours. Certes, l’accompagnement est de nature administrative, mais pas seulement. Dès la première rencontre, j’ai été frappée par une tension intérieure incroyable, un mélange de volonté et de souffrance qui ne m’ont pas laissée indifférente.
L’accompagner, c’est accompagner un homme qui se bat pour vivre, pour survivre parfois, dans la conscience aiguë de sa situation. Selon les termes consacrés dans le milieu pénitentiaire, il investit son parcours de détention avec sérieux ; cela signifie qu’il coche toutes les cases : il travaille, il paie ce qu’il faut payer, il rencontre la psychologue, il n’a pas de compte rendu d’incident (CRI), il fait du sport... Il est un « détenu modèle ».
C’est aussi un détenu qui « pense », et qui pense sa condition de détenu. Il incarne pour moi « ce que la prison fait à un homme », à un homme qui, parce qu’il a reconnu sa culpabilité, accepte sa détention. Il cherche et trouve les mots pour exprimer ses émotions, ses réflexions. C’est l’histoire du cheminement d’un homme qui, sans quitter la prison, avance et se transforme, profondément, dans la souffrance parfois, dans la volonté toujours ; c’est l’histoire d’une mue, de quelqu’un qui devient quelqu’un d’autre. C’est impressionnant ; c’est bouleversant.
Son histoire ? De nationalité congolaise, il est arrivé en France à 18 ans, et a bénéficié de la protection (statut de réfugié) comme fils de son père, reconnu réfugié politique. Toute sa famille est en France. Ses parent·e·s sont désormais français·e·s. Francophone, il a tout de suite et toujours travaillé, en interim. Il s’est mis en couple, a acheté une maison, a eu un fils, a bien vécu jusqu’au passage à l’acte qui l’a conduit en prison, pour une longue peine. Il a été condamné aux assises à une peine de 12 ans de détention. Rupture radicale de vie. Son énergie va changer d’objet. Sa vie va changer de sens.
Ce que la prison fait à un homme
Il venait d’être transféré de la maison d’arrêt de Fleury-
Mérogis, où il avait passé 2 ans. Il découvrait les effets d’un transfert dans une prison normande, une « prison des champs ». Lui qui avait des parloirs réguliers avec sa famille, son fils, lui dont toute la famille habite en région parisienne a d’abord pris conscience de cette nouvelle forme d’isolement que ce transfert entraînait. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le sentiment de solitude peut paraître plus grand dans une prison elle-même isolée. Même si la personne ignore l’environnement spatial extérieur, ce qu’elle comprend de la distance géographique par rapport au monde connu et familier, accentue l’isolement.
Il a d’abord dit : « je ne veux pas devenir fou », et aussi « je veux payer dignement. » A Fleury, il a mesuré le risque de refuser le cadre, de nier la réalité : il ne savait pas comment faire. L’acceptation a été la première conquête ; l’apprivoisement de la révolte, la recherche d’une autre voie. « Payer » pour ne pas devenir fou, « payer » la première forme, la plus accessible de la réparation. Travailler, et avec l’argent gagné effectuer des versements volontaires aux parties civiles. Avec le temps, et un poste de travail mieux rémunéré, Noam augmente le montant. Il s’interdit de s’arrêter de travailler, même avec une entorse au poignet : il doit cela aux victimes. Il s’est donné une ligne de conduite à laquelle il ne veut pas déroger. Exigence morale, invisible aux yeux des autres, pour lui seul. « Faire des efforts pour se faire pardonner ». Sa demande de participation à un dispositif de justice restauratrice n’aboutira pas. La rencontre de victimes et d’agresseurs, tous volontaires, avec un médiateur, rend pourtant possible, par l’expression des émotions, une compréhension réciproque, une reconstruction pour les uns, la responsabilisation pour les autres. Cela lui aurait convenu. L’origine du mal -en soi- , la recherche du pardon, la pensée des victimes qui ont « perpète », ces questions traversent les entretiens au cours des années, questions sans réponse.
Un parcours administratif sous le signe du refus
Son histoire administrative est sous le signe du retrait, du refus, de la négation. Premier refus de titre de séjour, puis retrait du statut de réfugié, deuxième refus de séjour et recours au tribunal administratif qui dit non. Ponctuations administratives : espoirs et désillusions. Appel à la cour administrative en cours. A chaque nouvelle démarche, il se mobilise, rassemble les documents, fait ce qu’il faut. Et ce sont chaque fois de longs mois d’attente et de silence. Et chaque fois, l’acceptation, avec un certain fatalisme, mais aussi une volonté farouche de continuer à se battre, de faire tout ce qu’il est possible de faire. « Celui qui n’a pas voulu quand il pouvait, ne pourra plus quand il voudra. » Son parcours peut faire penser à Sisyphe, dans l’idée d’un perpétuel recommencement : répétition des mêmes mots, exploration des mêmes textes, collecte des « preuves justificatives ». Prouver que l’on n’est plus « une menace à l’ordre public », est-ce possible ? Comment convaincre l’administration autrement que par des mots, autrement que par un comportement, ce parcours de peine, exemplaire ? « Quelqu’un qui ne reconnaît pas son erreur, il reste un danger. Je ne suis pas un danger. »
La fin de la longue peine est proche, se compte désormais en mois. Il a 36 ans. Il ne sait pas où il sera dans six mois, une fois libéré.
Il a un fils de 10 ans. Tout se complique dès qu’il est incarcéré. Les parloirs se raréfient puis c’est le silence, absolu depuis le changement de prison, et la douleur de cette rupture. Démarches auprès du juge aux affaires familiales, contacts avec des associations de médiation, courriers. Le père écrit à son fils à son adresse de vie. Les lettres reviennent, non ouvertes. Il les garde. « Tôt ou tard, l’enfant viendra voir son père. » Il lui montrera alors ces traces écrites d’un lien toujours vivant. Ce père est un homme de cœur, sensible et pudique. Il y a aussi sa famille, ses parent·e·s, maintenant français, ses frères et sœurs. Il sait les désordres profonds provoqués dans sa famille par sa condamnation. « Au fond de moi, j’ai du mal à supporter cette pensée. Ma croix est devant moi. Je dois assumer. » Il m’a fait lire la lettre que sa mère lui a envoyée en tout début de détention : ces mots d’amour et de foi profonde, de confiance malgré tout, l’accompagnent toujours, intimement. Les échanges que j’ai eus avec son père confirment cette générosité, cette bienveillance sans faille entre eux.
Noam aide ses parents financièrement.
Au centre de détention, il exerce un poste à responsabilité. Il est contrôleur en atelier. Il a la confiance de ses supérieurs, et a sous sa responsabilité entre 10 et 20 personnes. Dans le bâtiment, il a le statut de médiateur ; il est celui qui intervient pour désamorcer les conflits entre personnes détenues. Cette place il l’a gagnée, lui qui connaît aussi son point de vulnérabilité, l’injure raciste. Mais la détention lui a appris à ne pas donner de prise à la provocation, à se « déplacer » intérieurement pour ne pas « répondre » et éviter la surenchère d’agressivité. Il est dans le contrôle :
« la souffrance intérieure n’est pas visible. » On le respecte. Il a, je pense, acquis une autorité qui en impose par sa seule présence. Avec les autres comme avec lui-même il ne ment pas : « il n’y a rien de solide ni de sincère que la vérité ». Il a souvent insisté sur cela, « ne pas se construire un personnage », être soi-même entièrement. Progressivement il a renoncé aux parloirs, et ne communique avec ses proches qu’à la cabine téléphonique. Je le perçois comme solitaire, essentiellement.
Jeudi 28 mars 2024. Ponctuel, il arrive masqué (depuis le Covid) autant pour se protéger que protéger les autres. Maintenant il porte un petit bonnet, pour protéger ses cheveux de la poussière au travail dit-il (il les laisse pousser, sa seule fantaisie). Il n’est pas grand, habillé sobrement. Il était plus sensible aux habits colorés il y a 6 ans. Le sport s’inscrit dans sa règle de vie quotidienne : et son corps dit cette pratique, à la fois souple et « compact », très droit. Depuis deux ans donc, sa présence est dans ce regard, direct et franc, et dans sa voix, « habitée » en face de moi de l’autre côté du bureau ; j’y reconnais des émotions qui ne se disent pas toujours autrement que dans des variations d’intonation. Il sourit peu. Il est grave, sérieux.
« J’ai décidé de retourner au Congo volontairement »
Jeudi 28 mars. Premier rendez-vous de la matinée pour qu’il puisse retourner à l’atelier sans trop perdre de temps. L’idée est de faire le point sur l’appel (j’ai contacté l’avocate), et d’envisager une nouvelle demande de titre de séjour, donc de rassembler les pièces nécessaires. Il écoute et, en changeant à peine de ton, il dit qu’il a décidé de renoncer à toute démarche. « C’est comme avec quelqu’un de malade, si on lui donne toujours le même traitement et que sa situation ne s’améliore pas, à quoi bon continuer le traitement ? ». Comme un séisme silencieux pour moi. Il n’y a pas eu un mot plus fort, pas un cri de révolte. « J’ai décidé de retourner au Congo volontairement. Je ne peux pas imaginer vivre en France dans l’illégalité, sans papiers. Et comment pourrais-je trouver un travail ici, moi qui n’ai eu aucune permission depuis 8 ans ? Là-bas, même si je ne connais personne, je peux vivre légalement. J’ai assez causé de souffrance aux victimes, à ma famille en France. Je veux finir ma peine dignement et préparer mon départ. »
Une fois passée la sidération, on échange sur les possibilités : le dispositif d’aide au retour volontaire existe. On va en explorer les possibilités. Et je me dis que cette décision, que je sais mûrie, et non discutable, lui ressemble. Il sait les conséquences de ce renvoi, de l’impossibilité peut-être de revenir en France pendant plusieurs années. Comme si l’idée d’être loin de la France était l’ultime forme de réparation, par le renoncement ? Il a confiance dans ses ressources. Il va se réinventer, à neuf. Il demande juste de l’aide de la France pour avoir un cadre de départ, lui dont le relevé de carrière indique 18 années complètes de cotisation (dont 8 en détention), pour 18 années de présence en France. Comme un leitmotiv au cours de l’entretien, le désir fou de dignité, ce désir de partir debout sans police ni centre de rétention. A notre tour, nous qui l’accompagnons, de lui fournir ce cadre respectueux, à la hauteur de ce qu’il est. Secrètement je m’engage à faire tout ce que je peux pour cette ultime demande.
Depuis la première rencontre, je me sens concernée par lui, par cette quête de réparation qu’il aura vécue au quotidien. La prison « un mal pour un bien » a-t-il dit un jour. Il est devenu quelqu’un d’autre : lui qui était dehors un homme épanoui dans l’action, il a dû explorer de nouveaux modes d’expression, de nouveaux comportements, et aussi le monde du silence, de la souffrance et de la solitude. Il est devenu un homme à la parole rare et juste, un homme de formules qui sonnent parfois comme des proverbes. Il a aussi pu, parfois, exprimer comme une révolte, comme un cri dans la conscience aiguë de sa vie gâchée, par lui-même. Et très vite, chaque fois, il s’est repris : il n’a pas le droit de se plaindre. Ce n’est pas lui la victime. Nous nous faisons confiance et nous respectons.
Le code pénal dit que, « afin d’assurer la protection de la société, de prévenir la commission de nouvelles infractions et de restaurer l’équilibre social, dans le respect des intérêts de la victime, la fonction de la peine est de 1° De sanctionner l’auteur de l’infraction ; 2° De favoriser son amendement, son insertion ou sa réinsertion. » Punition et réhabilitation ? La prison aura-t-elle rempli son rôle avec Noam ? L’emprisonnement l’aura transformé profondément ; la société est protégée, la victime reconnue. Et lui, a-t-il le sentiment d’avoir « réparé » sa faute, cette quête de chaque jour depuis 8 ans ?
Je ne sais pas. Lui, aujourd’hui si grave et sérieux, pourra-t-il un jour accéder à une forme de légèreté de vivre, pourra-t-il rire et rêver en homme libre ?
Noam a été placé en centre de rétention administrative pendant une semaine à sa libération, lui qui redoutait cette étape. Il est maintenant au Congo.
“Bénévole à La Cimade depuis 2015, j’ai commencé à intervenir en 2017 en prison. Nous sommes deux, alternons rendez-vous en binôme et en solo.
Nous sommes “reconnues” par l’institution et les personnels, administratifs et surveillants. Je suis venue à La Cimade, par conviction, pour un engagement fondé sur le respect du droit pour tous. Je suis allée en prison auprès des personnes étrangères pour connaître et essayer de comprendre ce monde à part, objet de fantasmes, comprendre ses règles et les hommes et les femmes qui y sont.
Quelques années plus tard, je continue à franchir ces portes, certes toujours convaincue, mais surtout pour la rencontre, lucide et bienveillante.”
Centre de détention
pour hommes d’Argentan
dans l’Orne
Ce centre a une “capacité opérationnelle” de 638 places, et une “densité carcérale” de 92 % (OIP 1/01/2024). Construit en 1991, il accueille des personnes condamnées, entre 1 et 20 ans au plus, en partie depuis la région parisienne.
Les personnes étrangères représentent un quart de la population détenue ;
35 nationalités différentes, un tiers environ originaire du Maghreb. La prison est à l’extérieur de la ville, après un lotissement, entourée de champs cultivés : tout au long de l’année, nous voyons se succéder cultures et récoltes. La confrontation de ce monde de murs et de grilles avec celui de la terre n’en finit pas de m’étonner.